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SANG NOIR

Au Moyen-Age, le sang noir désigne le sang des cerfs et des sangliers en période de rut mais également le sang enflammé de celui qui les chasse, de celui qui s’enfonce au plus profond de la nature pour les affronter. S’il les tue c’est afin d’en manger ensuite le cœur, d’en posséder la force et la vigueur virile. L’homme renoue ainsi avec sa dimension animale. Démesure, déraison et désordre dictent alors son comportement. Il s’ensauvage afin de pouvoir rencontrer la bête réelle qu’il traque mais également pour libérer celle fantasmagorique qui est en lui.

Passer la frontière. Tenir pour incertitudes ces fragments de réel qu'on arrache à la vie. Sonder les profondeurs millénaires de ce qui fut sans lumière. Dans la douleur et la confusion des chairs, aborder l'enchevêtrement furieux du vivant et des mots qu'on voudrait lui opposer pour le mettre au pas. Intensément vivre. Excéder le langage qui trahit toute chose. De là d'où personne ne revient revenir. Se frotter à la démesure, au vertige, à l'errance qui font de l'anodin et du dérisoire une menace. S'enfoncer dans la nuit. Faire rouler sur sa langue des mots comme des éclairs. Appeler l'inconnu. Laisser aux autres toute la place nécessaire pour mettre un peu d'ordre ici et là, dans ce fatras d'images, de sensations, d'attentes, d'illusions. Cerner le vide. Circonscrire l'absence. Poser pour inaccompli le moindre geste et ne se satisfaire que de l'inachevé, de l'insuffisant, de l'incomplet. Raconter une histoire qui ne finit pas. Ouvrir des brèches. Se défier de toute narration et des artifices avec lesquels on rend acceptable le monde. Embrasser le saccadé et l'impermanent. Réfuter toute logique discursive. Démentir et déjouer toute morale, toute croyance, toute justification qui voudraient contenir l'élan vital, le frisson organique porté à son expression la plus cruelle, la vie sauvage. Redevenir sauvage. S'enivrer de réel et d'ombre. S'éblouir d'infini. Ne rien laisser passer. Poursuivre l'autre jusqu'à se perdre et au plus profond des bois ne trouver que soi-même. Revenir sale, puant, amoché. S’exténuer et continuer. Payer le prix s'il le faut même si ce n'est qu'une illusion de plus, un commerce de soi à soi. Perdre le contrôle. S'autoriser de tout et sans concession. Se détourner des attentes que l'on s'impose pour mieux les empoigner. Faire des images. Avoir la conviction que seul ce geste importe. Dévier de route. S'éloigner de la voie droite. Toujours rejoindre l'orée du bois ou la nuit. Se tenir à l'affût. Arpenter la distance infime qui nous sépare du monde. Ne pas se limiter à un seul espace. Passer les barbelés et s'écorcher le regard, les mains. Ne pas céder aux réponses séduisantes et faciles. Subvertir l'attente. Estimer le lieu commun pour ce qu'il est, une servitude à briser, un comportement d'énonciation grégaire et avilissant. Être la bête sauvage qui rôde alentour. Jouer le jeu pour mieux approcher le troupeau. Bondir et mettre en déroute ses propres habitudes, ses propres règles. Être affamé. Engloutir avec la même ardeur l'évanescent, les cigarettes, le vin, les corps. Se remplir d'ombre. Se bâfrer d'absolu. Et continuer d'avancer ainsi, recherchant l'épuisement, la limite physique, parce que derrière se tient peut-être la vérité. Ne rien savoir. Creuser la surface des choses pour trébucher. Se déchirer la peau dans les ronces. Hurler pour entendre en retour l'écho de sa propre présence qui se perd dans les bois. S'enfoncer plus avant. Rejoindre l'enthousiasme incommensurable et sanglant de la nature, le jaillissement qui emporte tout. Ne rien comprendre de cet instant qui vous renverse, de cette vie brutalement là, mais faire des images pour plus tard, parce que la vie et sa confirmation par l'image sont devenues indissociables. Regarder plus tard ce que l'on n'a pas vu, ce que l'on ne pourra pas voir. S'éloigner toujours plus du réel pour retrouver plus de réel. Désirer, chasser. Embrasser dans un même mouvement l'indéfini et l'incertain. Mettre en place des stratégies. Élaborer et capter l'accidentel. Accompagner le mouvement. Faire feu et ne retenir du tir que l'expérience. Laisser advenir un possible. Multiplier les prises, mordre à pleine dents, relancer sans cesse le danger d'un retour de réel, faire en sorte que la situation déborde. Chercher la limite après laquelle, la franchissant, le monde n'est plus qu'un vaste embrasement. Communier dans la violence. Être humain. Lutter par l'expérience contre cette violence plus grande encore faite à l'humain qui consiste à le distraire et à le conforter dans ses certitudes. Faire bouger les lignes. Se heurter au monde. Arrêter des inconnus s'il le faut et furieusement les faire parler. Écouter comme si c'était la toute première fois. Faire des images mais ne les considérer que comme prétexte à cette possibilité d'existence. Faire un bout de chemin ensemble et ne plus voir dans l'image que cela. Arpenter avec l'autre la distance qui nous sépare. Faire revenir des portraits depuis cette distance. Chasser de la même manière. Chercher l'existence dans la pluie qui glace les visages, dans les fouillis de fougère, dans la boue impraticable. S'enfoncer plus avant. Fouiller le recul indéfini des solitudes. Tenir en joue l'irrésolu. Refuser le monde étriqué des apparences. Revendiquer la vie. Tuer. Se tuer s'il le faut. Tutoyer l'immensité. Intensément être. S'extraire avec fracas de la crainte du lendemain, de la frustration, du jugement. S'éloigner tout crotté et hagard vers un ailleurs toujours renouvelé. Exister en alerte permanente. Ne se contenter de rien. Régler ses comptes. Désirer la bête, chasser l'étreinte. Sauter dans le vide. Ne plus être retenu par la moindre limite. Ne plus discerner aucune honte, aucune peur. Être totalement nu. Parler à coups de poing. Toucher des mouvements de branches. S'enténébrer. Avancer à tâtons. Persévérer dans la douleur. Aller au-delà de soi. N'exister que dans la rencontre du monde. Vivre. Étreindre le doute effroyable. Agir. Agir encore. Être un incendie. Mettre en image la nuit furieuse qui coule dans les veines. Entrer dans la chambre des morts.

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C’est toujours d’espace dont il est question. On arpente le terrain de chasse ; on délimite le territoire photographique. On établit un périmètre où l’action peut s’accomplir. Le protocole prend le pas sur la possibilité de se perdre. Voilà le lieu commun, là où la parole de chacun devient celle de tous, là où la singularité abdique pour triompher : en acceptant de se faire entendre, on gagne le droit de s’exprimer. Et de la même manière, s’habiller de couleurs brunes, se farder le visage de ramilles, disparaître dans la forêt, devenir gibier soi-même : on comprend où la bête va surgir ; il n’y a plus qu’à faire feu. Tout cela n’est qu’affaire de stratégie et d’efficacité.

 

Faire feu : dans l’éblouissement de la poudre qui s’embrase, le coup assourdissant est joué, on vacille ; on a perçu la tache rouge au flanc de l’animal ; des bouquets de menthe froissés dans la lutte accueillent les dernières foulées. La meute farouche aboie dans le lointain. L’homme approche. Il sent dans ses bras la détente du fusil ; le souffle est court, le regard alerte. Il y a de la crainte et de l'ardeur dans sa course. Le photographe pareillement lutte avec le visible. Il tremble ; il voit la grande solitude dont obscurément les cœurs sont emplis sourdre des cris donnés au silence, des regards ouverts à jamais, des corps qu’il saisit âprement dans l’objectif, lui exalté et rudement insatiable, comme si, au moment du tir photographique, quelque chose confirmait le geste inexpiable, la violence noire là-dessous dont il ne sait que faire, qu’il lui faut bien blanchir s’il veut continuer de prélever l’instant. Car pour lui, nul retour, nul récit sans la présence de l’autre qui est là deux fois : avant et après ; quand il est gibier - quand il examine la bête exhibée. Et tout alors se joue dans la manière, avec bienveillance et opiniâtreté : avant et après, il lui faut d’abord montrer patte blanche.

 

On entre ainsi en forêt, brûlant d’un sang noir, avec révolte ou rancœur, et toujours, impitoyablement, en lutte avec ses forces vives. C’est peut-être le front baissé qu’on devrait se résoudre à honorer la bouleversante signifiance des bois, et c’est pourtant le regard plein d’orgueil qu’on prend les armes, avec des mots comme des cartouches, des fusils dressés vers les cieux pour insulter l’absence qui s’offre à perte de vue. Car il s’agit d’endiguer cette force qui se brise sur les murailles des cités ; là où ne demeurent que des ombres, d’établir la lumière. La nature sauvage, ce grand corps dont on ne peut prélever que des fragments, des craquements de ronces, des fourrures glorieuses et des syllabes fauves, voilà la blessure originelle, le trou avide dans lequel s’épuisent l’arrogance et le désir. Et l’approcherions-nous que nous serions encore enragés de notre impuissance, accablés et fiers de ne savoir que dire.

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